17 juillet, 2006
Quai 869
Quai 869 pour moi qui m’apprête à embarquer sur l’Eilbek, porte-conteneur allemand faisant la liaison entre Anvers et Montréal, via Liverpool au retour. Le cargo vient d’arriver. Les deux passagers sont encore sur le bateau. Un retraité de Toulouse, un peu déçu de ne pas avoir essuyé de tempête sur l’Atlantique. Et Florence, une mathématicienne bossant au CNRS à Strasbourg, décidée à rendre les dernières heures de son voyage excitantes, histoire d’oublier un retour en France redouté après cinq mois passés à l’université de Pittsburgh aux Etats-Unis.
Quatre passagers, vingt-deux marins
Du cambouis et une centrale nucléaire, le rêve!
Montréal au lieu de Saint-Petersbourg
Le plein à domicile
16h. Une barge s’approche, manœuvre pour se coller au cargo. Ça se passe comme ça dans les ports marchands. Les bateaux ne vont pas à la pompe à essence, la pompe à essence vient aux bateaux. Il faut plusieurs heures pour remplir les 800 tonnes du réservoir.
17h30. Dîner. On mange tôt sur un cargo. Petit-déjeuner entre 7h30 et 8h30, déjeuner entre 11h30 et 12h30. Jean-Luc salue le capitaine avec qui il a fait le voyage aller il y a trois semaines. Le capitaine, Knut Wolters, veut passer par le nord de l’Ecosse plutôt que par la Manche. On se rapprochera des icebergs visibles au large de Terre-Neuve. On n’en est pas encore là. Toujours à quai dans le port d’Anvers. C’est samedi soir sur la terre belge. Et l’odeur des bars alléchante. Le capitaine propose une virée dans le centre ville avec un des officiers, allemand de Hambourg lui aussi. Jean-Luc nous accompagne. Offre une petite visite… de l’ancien port où apparellait les ancêtres de l’Elbeik il y a encore quelques années. Quand une sortie en ville ne coûtait pas 50€ de taxi ! A la terrasse d’un bar, on tombre, par hasard, sur Florence qui passe la soirée avec nous. Comme pour faire durer un peu plus le plaisir de sa traversée.
Dimanche 11 juin
Doy, un des deux officiers philippins, nous fait visiter le bateau, précise les coins interdits, sauf accord du capitaine. Autant dire que le passager ne maîtrisant pas quelques notions d’anglais se retrouve vite largué. Sans amarres. Les consignes de sécurité - éviter par exemple le pont d’amarrage au départ et à l’arrivée- sont ponctuées d’anecdotes effrayantes. Tel marin dont la jambe a été coupée par un revers brutal de la corde d’amarrage, tel autre qui a perdu l’extrémité d’un doigt pris dans une des lourdes portes du navire.
Les cartes à l'ancienne
Midi. Dans le mess des officiers, Sharon est très curieux, me demande pourquoi j’ai les cheveux si courts. J’évite la plaisanterie à la con sur le style « goudou land », me contente d’un sobre « c’est plus pratique ». Il se marre en caressant sa coupe en brosse. Avec le cuistot, Sharon est un des premiers et un des derniers à travailler chaque jour sur le cargo. Douze heures de travail par jour.
A l’intérieur, la clim crache un air glacé. Dehors, le soleil cogne. Une journée à glander, mais sans tanguer. Et un gros coup de barre après le déjeuner. Au loin, le ronronnement des grues qui continuent leur ballet sur le port. A côté, la centrale nucléaire crache toujours ses poumons. L’Escaut fait queques vaguelettes, juste pour rappeler son existence. Je monte à la timonerie, deck 13, que l’on appelle le « bridge » à bord. Le dernier étage de l’immeuble. Nico, un officier philippin prépare la route du lendemain à l’aide de cartes, crayon papier et compas. Un doublon plus fiable en cas de panne du système informatique.
Le ballet des conteneurs
22h. Le soleil se couche, mais c’est l’heure, finalement, du déchargement et chargement. Ça va durer jusqu’à 8h du matin. Un puzzle géant à mettre en place, retirer les conteneurs en provenance de Montréal et de Liverpool, placer ceux en partance pour l’Amérique du Nord. Pas n’importe comment. Les plus lourds au fond du cargo, les toxiques à éloigner de leurs congénères, histoire d’éviter un mélange dangereux. Sur le port, c’est un ballet de grues mobiles, de machines géantes auprès desquelles les dockers ont l’air de Playmobils. Certains conteneurs laissent voir… leur contenu. Des tracteurs John Deer tous neufs, flambant vert. En cargo, on est au cœur de la mondialisation. Pas celle des opérations boursières abstraites. Mais celle qui sue et tache. Je viens de lire un chiffre dans le Guide des voyages en cargo : 98% du trafic mondial des marchandises s’effectue par bateau.
Lundi 12 juin
9h15. Lentement, on largue les amarres. Tout en douceur. A tel point qu’Anne, dans sa cabine, ne s’en est même pas rendu compte. La route du Nord de l’Ecosse est confirmée. Les dépêches envoyées par email au capitaine pour tenir l’équipage au courant des actualités internationales parlent d’une collision entre deux tankers dans la Manche. Ce n’est pas ce qui tracasse le capitaine qui cherche moins à éviter l’autoroute bondée de l’English Channel qu’à bénéficier du vent arrière. Deux dépressions sont prévues au Nord de l’Ecosse, entre lesquelles il faudra passer. « Un pari à chaque fois, dit le capitaine. Des fois, on l’évite, des fois non. » A bord de la timonerie, un pilote du port d’Anvers est chargé de guider le cargo à travers le trafic. Jusqu’à la fin de son service… qui arrivera plus tôt que la sortie du fleuve. Pas grave, un collègue la joue Hawaï police d’Etat, abordant le bateau de 169 mètres sans que celui-ci s’arrête. On croise des péniches, des voiliers, même un vieux grément hollandais de la brown fleet, ainsi nommé à cause des ses voiles marron. En quelques minutes, on est passé aux Pays-Bas. On met environ trois heures pour sortir de l’Escaut.
Le capitaine Knut
Le capitaine grille ses clopes dans la timonerie climatisée, s’étouffe en riant. Un peu ours au premier abord, charmant pourtant. Quarante trois années de navigation dans les pattes. Un début en bas de l’échelle, comme apprenti, en 1963. Un titre de « master » obtenu en 1978. ça se faisait comme ça à l’époque. Quand on lui demande les coins du globe où il a été, il se gratte la barbe. « Tu ferais mieux de me demander où je n’ai pas été : l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Sud, l’Antarctique. J’ai fait l’Arctique à bord d’un bateau parti explorer des sources de pétrole. Avant, je voulais faire le tour du monde. Aujourd’hui, traverser l’Atlantique, c’est chiant ! »
Bateau, boulot, dodo
Tout est plus beau vu d'un bateau
Comme un paysage blanchi par la neige, tout est plus beau vu d’un bateau. Et puis, un navire marchand, c’est lent. C’est un voyage dans le voyage. Un voyage qui peut se suffire à lui-même, sans nécessité d’aller quelque part. Jean-Luc, lui, a décidé de prendre le temps de vivre et de voir. Partout, tout le temps. « Je ne veux pas mourir riche, je veux mourir heureux » est une de ses phrase fétiches. Heureux comme Ulysse qui a fait un long voyages et vu cent paysages. Mais c’est plutôt une phrase de Nietzsche qui lui vient à l’esprit, tirée du Voyageur et son ombre : « On a oublié de leur dire qu’il y avait, en route, de beaux points de vue… » C’était avant l’avion et le tourisme de masse. Sur un cargo comme ailleurs, on vit de perspéctives.
Les heures passent dans L'Escaut
Les heures passent. Je ne sais pas si c’est le roulis ou l’effet de l’immensité. Toujours est-il que le sommeil prend fréquemment sur un bateau. Assis, on s’endormirait presque n’importe où. Ça tombe bien : il fait beau et chaud. Et il y a une plage. Sur l’Eilbek, c’est le deck 7, le parc récréatif réservée aux officiers et aux passagers, pourvu de transats, qui reçoit, quand même, de temps à autre, les effluves des cheminées du bateau.
Mardi 13 juin
Amador, le cuistot
10h30. Dans la cuisine, deck 7, Amador le cuistot prépare une soupe à l’oignon pour le midi. Philippin lui aussi, plus de 10 ans de mer et une expérience de cuisine sur des sites d’extraction pétrolière en Lybie et en Arable Saoudite qui employaient des centaines de Philippins. Amador me sort une blague : « Pourquoi les Chinois ont-ils les yeux bridés ? » Devant mon air interrogatif, il se lance : « Parce qu’ils se tiennent toujours comme ça à table », fait-il, le menton dans les mains, étirant les yeux avec ses doigts.
A bord de l’Eilbek, il commence tous les matins à 6h, fait une pause d’une heure trente à 13h, et reprend son service jusqu’à 19h30. Tout ça pour 1500$ américains par mois, plus que ce qu’il pourrait jamais gagner en travaillant dans son pays. Après neuf mois de mer, il retrouvera sa famille dans la banlieue de Manille. Amador s’adapte à la nationalité des officiers. Charcuterie le matin, eggs&bacon, saucisses pour le petit-déjeuner des Allemands. Plutôt riz pour les marins philippins. Mais à part le matin où les goûts diffèrent, tout le monde a droit au même repas, mix de cuisine européenne et asiatique. Où les beignets aux crevettes croisent steaks saignants et choux de Bruxelles. Les six plaques chauffantes, le four, les planches à découper… C’est l’univers d’Amador, d’où il ne peut que rarement s’échapper.
Doy, officier philippin
Il y a une chose qu’on ne peut manquer de remarquer. Les deux officiers philippins, Doy et Nico, ne mettent jamis les pieds au mess des officiers. Quand je demande pourquoi à Doy, il me répond franchement : « Je ne me sens pas à l’aise. Je préfère manger avec les autres Philippins… Mais tu peux manger là si tu veux. » La hiérarchie a beau être de son côté, il agit comme s’il était « inférieur ». Le cul entre deux chaises. Comme s’il avait intériorisé une autre hiérarchie, non dite, entre le Nord et le Sud.
Pentland Firth, Nord de l'Ecosse
13h. Le capitaine appelle pour nous dire de monter. Le cargo passe entre le Nord de l’Ecosse et les îles Orkney. Sur la carte, ça s’appelle le Pentland Firth et le courant est fort et en notre faveur, est-ouest. Les falaises laissent la place à une bande de terre toute verte. Les nuages ont gagné la bataille. Un clocher émerge au loin.
Sur la carte, le chemin le plus court entre Anvers et Montréal est un trait bien droit. Dans la réalité, c’est une courbe qui remonte vers l’Islande et le Groenland et redescend vers Terre-Neuve. On a trop tendance à l’oublier : la terre est ronde.
Les marins-peintres (suite)
Les marins-peintres ont repris leur travail, cette fois de l’autre côté de la tour, à l’arrière, à l’abri du vent. Pas pour longtemps, car les embruns viennent ruiner leurs efforts. Je mitraille avec mon appareil photo numérique, avec l’argentique aussi. Plus proche de l’eau que ce matin, le spectacle est encore plus impressionnant.
Un des marins me demande s’il pourra transférer les photos sur son ordinateur portable. Je ne tombe pas des nues, mais presque, en découvrant que le prolétariat maritime est aussi bien équipé que moi. Prise en flagrant délit de préjugé, comme si tous les bras du navire étaient forcément misérables. Jean-Luc nous a parlé d’un précédent voyage entre Montréal et Gênes, sur un cargo où les marins touchaient 160 US$ par mois pour seize heures de travail par jour. Une misère. Mais une image à laquelle j’ai immédiatement acquiésé tellement elle entre dans mes schémas de pensée. Ce n’est pourtant qu’une partie de la réalité. La réalité de l’Eilbek, enregistré à Hambourg et battant pavillon allemand, est moins moche.
Le vent, les vagues
Jean-Luc passe beaucoup de temps dans sa cabine. Chaque voyage en cargo est pour lui l’occasion d’écrire des pièces de théâtres qu’il fera lire ensuite à des amis, mais qu’il n’a jamais tenté de publier. Il en profite aussi pour lire le projet de constitition européenne rejeté l’année dernière par les Français. Une chambre à soi, la condition sine qua non pour penser et écrire selon Virginia Woolf. Sur un cargo, même le pont est à soi.
La mer veut nous impressionner. Le ciel se couvre. L’air se refroidit. Debout sur le pont 7, je note, en vrac, le goût du sel sur mes lèvres, ce sel qui se dépose partout sur le bateau et colle aussi à mes semelles, le nuage qui sort de ma bouche, l’horizon qui se rétrécit… Ecouter le piano et l’accordéon de Yann Tiersen qui épousent les mouvements du bateau. Le cargo est avant tout un plaisir solitaire.
Rompre la monotonie du voyage
Le cargo tangue de plus en plus. Je garde mon verre à la main par précaution. De retour dans ma cabine, je suis bien contente de pisser assise. Je pose tout par terre, l’ordinateur portable, les bouquins, l’appareil photo. Chaise, table, chaîne Hi Fi, tout est solidement accroché.
Mercredi 14 juin
Peu dormi à cause de la houle et des tremblements du bateau. Le matin n’a pas apporté de répit. Le ciel est toujours gris, la houle toujours aussi forte. Mais ça se confirme : je ne suis pas sujette au mal de mer. Je renonce quand même à la douche. Trop risquée. Le déjeuner est périlleux. Les nappes antidérapantes ont remplacé celles en tissu. Jean-Luc n’a pas pu se raser ce matin et a effectivement pissé assis. Anne a fait une découverte importante : la position allongée est de loin la meilleure !
A la timonerie, Doy est de quart. On est au sud de l’Islande, la dépression, elle, devant nous, plus proche du Groenland. Un vent force 6. L’échelle de Beaufort en compte 12 . Je ne vois pas très bien ce que ça représente. « Entre 22 et 27 milles marins à l’heure », précise Doy. Sachant qu’un mille marin équivaut à 1852 mètres, la vitesse du vente oscille entre 40 et 50 km/h. Par force 12, au-delà de l’ouragan, Doy a perdu vingt conteneurs dans le Pacifique. On en est loin, même si la mer est « rough ».
Salle des machines
Dans les sous-sols du bateau, c’est le monde de la démesure, à la Métropolis. On se sent tout petit à côté du moteur énorme qui pèse plusieurs tonnes. Consommation journalière : 62000 litres de fuel, de la plus mauvaise catégorie, celle des fonds de baril. Ça cause pourtant moins de dommage à l’environnement que l’avion. Ce qui frappe, c’est la propreté. Encore un cliché à mettre aux oubliettes. Les escaliers, les machines, les barrières… Tout est nickel. L’assistant nettoie un pont chaque jour. Il y en a cinq.
Salle des machines (suite)
On suit Georg dans les entrailles de la bête, faites de pompes, de turbines, de pistons. Le cargo est même équipé d’un système d’usinage, pour fabriquer les pièces dont ils auraient besoin en cas de réparation. Et fabrique l’eau dont a besoin l’équipage. Vingt tonnes par jour, retraitée, purifiée, « meilleure pour la santé que l’eau achetée au supermarché », déclare Georg. Comme la plupart de ses collègues, l’ingénieur en chef est contractuel. Les personnes qualifiées manquent tellement qu’elles sont en position de force face aux compagines maritimes. Après 6 mois de repos sur terre, il reprendra la mer sur un autre cargo. A chaque fois, il faut s’adapter à un nouvel environnement, une nouvelle salle des machines. Un nouvel équipage. Sur l’Eilbek, en pleine nuit, il a trois minutes pour descendre de sa cabine, au pont 11 quand l’alarme le réveille. Ça arrive assez souvent, pour des problèmes mineurs en général. S’il n’est pas là avant les trois minutes, l’alarme générale réveille tout le bateau.
Jeudi 15 juin
Nuit aussi agitée que la précédente au dehors, mais meilleure en ce qui me concerne grâce à deux nouveaux éléments : les bouchons d’oreilles ramenés de la salle des machines et le sommeil perpendiculaire. C’est Jean-Luc qui m’a expliqué l’utilité de la banquette, toujours perpendiculaire au lit dans les cargos. Selon les mouvements du bateau, l’un ou l’autre est plus ou moins confortable. La banquette est en tout cas trop étroite pour passer son temps à rouler d’un bord à l’autre. Le vent est descendu d’un cran. Force 4, me dit Nico à la timonerie. On l’a en pleine face. Les vagues continuent de se fracasser sur l’avant du cargo. On est encore au sud est du Groenland. Dehors, le ciel est moins sombre, mais la houle empêche de marcher droit et fait pencher dangereusement le thé dans la tasse. Je prends une douche, en me tenant à la barre intégrée. L’impression d’être à la maison de retraite avant l’heure.
Barbecue à bord
Le capitaine donne des ordres pour un barbecue ce soir sur le pont 7. Il est midi, on salive déjà en attendant l’événement. Dans ces journées qui s’étirent à l’infini -on fait route vers le nord-ouest, repoussant toujours le coucher du soleil-, les repas constituent les seuls points de repère. Dehors, une éclaircie. Mais encore aucun autre bateau à l’horizon. On est seul dans un grand jacuzi.
Dans le couloir venteux du pont 7, Amador et Sharon préparent le barbecue. Un truc géant dont les roulettes ont été bloquées et qui accueille des piles de viandes, morceaux d’agneau, de porc et de poulet. Dommage. Trop froid, pont trop glissant pour faire la fête dehors. Chacun rejoint ses quartiers avec une assiette pleine de bidoche et de maïs grillés. C’est le moment ou jamais. J’achète une bouteille de cognac, un VS Martell, la seule marque de cognac sur la liste des spiritueux hors taxes quand les marques de whisky pullulent. Rompant une règle non dite, Georg et Knut viennent s’aseoir à notre table de passagers.
Sharon
Son rêve ? Faire le commerce de voitures, sa passion, chez lui, aux Philipines. Mais il n’a pas encore assez d’argent pour ça. Le capitaine lui propose de faire pression pour que la compagnie Hapag Lloyd renouvelle son contrat sur l’Eilbek. « Thank you, Sir », dit Sharon.
“Sir”, une marque de déférence qu’utilise tous les subordonnés envers les officiers. Une marque qui rappelle que, même si Sharon est invité à s’asseoir à notre table, il demeure notre serviteur. Quand l’officier en second, assis juste derrière la tireuse, veut une bière, il tend son verre à Sharon, assis bien plus loin, pour se faire servir. Peu importe que Sharon ait terminé son service.
Georg, en revanche, est beaucoup plus respectueux. Ça se voit à ces petites choses, le fait de se lever pour faire lui-même son café et, du coup, celui du capitaine, la façon dont il plaisante avec Sharon aussi. D’égal à égal. Tous les officiers ne se comportent pas comme Tintin au Congo. Mais tous les Philippins, même les officiers, font comme s’ils étaient face à Tintin au Congo.
Vendredi 16 juin
La nuit a été bonne, le sommeil pronfond grâce aux deux verres de cognac. Au matin, la houle a disparu, le brouillard s’est levé. On est à quelques 300 km de la pointe sud du Groenland. On n’a pas encore vu d’icebergs. Une autre dépression arrive dans notre direction. Un ouragan venu de Floride qui remonte la côte américaine et se trouve actuellement au large de le Nouvelle-Ecosse, une des provinces maritimes du Canada. On devrait l’éviter. On l’aurait pris en pleine face si on avait emprunté la Manche en sortant du port d’Anvers. Notre route passe au contraire au nord de Terre-Neuve. Le problème du nord, c’est le froid. 6°C à l’extérieur, comme un retour en hiver. J’ai déjà deux polaires sur le dos, mais ça ne suffit pas. Je sors mes gants en laine de la valise.
Trop vite?
C’est vendredi. Je le sais grâce à ce journal. Sur le cargo, loin de tout, ça pourrait être n’importe quel jour, presque n’importe quelle heure. D’après le capitaine, on devrait arriver lundi soir dans le port de Montréal, soit en avance d’une journée sur notre horaire. Mais personne parmi les passagers n’a envie de débarquer si tôt. On tire presque la gueule. Déçus d’arriver trop vite. Déjà quatre jours à ne rien faire d’autre que manger, dormir, respirer. Il faut croire qu’on ne se lasse pas de cet état passif. De toute façon, on peut rester à bord jusqu’à mardi. Lundi soir, on fera une fête et on finira le cognac.
Samedi 17 juin
3h15. Le téléphone sonne. Iceberg en vue. J’enfile un jean, un pull, prends mon appareil photo, ma caméra. Le soleil s’est couché peu avant minuit. Il se lève déjà derrière nous. Tous les passagers sont réveillés pour voir le spectacle. De la timonerie, on voit un point blanc à l’horizon. Sur le radar, il est déjà énorme. Il grossit à vue d’œil. On s’approche jusqu’à de 500 mètres. Pas plus. Personne, ni le radar, n’est capable de mesurer l’importance de la partie immergée. Un iceberg éfilé peut aussi se retourner sans prévenir, un salto dangereux si l’on est trop proche. D’autres navires feraient un large détour. On a la chance d’avoir un capitaine qui connaît l’Arctique et ose quand même s’approcher au maximum. Dehors, c’est un congélateur. On repart se coucher en sachant que d’autres icebergs seront visibles plus tard.
4h30. Le téléphone sonne à nouveau. Un morceau plus gros, qui ressemble à une couronne royale, surgit au loin. Puis encore deux autres. Des vaisseaux fantômes qui sortent de la bande de brouillard, comme des sentinelles qui feraient le guet. La vraie sentinelle est à la timonerie. Le « watchman » avec ses jumelles est chargé de repérer les petits morceaux blancs qui flottent ici et là, bouts détachés des icebergs qui n’apparaissent pas sur le radar. Je descends sur le pont 6. Juste au-dessus de l’eau, le Pyrénéen géant est encore plus impressionnant. Il change de couleur avec le soleil et les nuages, de forme aussi à mesure qu’on l’approche, puis le dépasse. Quel passager de croisière a droit à ce genre de spectacle ?
On ne se recouche pas. Sur le radar, à l’aide de jumelles, arrivent d’autres icebergs encore plus gros que les précédents. On va finir par être blasés. Même s’ils peuvent paraître petits de loin, il faut s’en méfier. La partie émergée de celui-là ? Environ 200 mètres de long, sur 100 mètres de large et 50 mètres de haut, calcule le capitaine.
13h. Dans le brouillard, on aperçoit la côte dénudée du Labrador. Et d’autres icebergs. On s’apprête à entrer dans le golfe du Saint-Laurent par la petite porte : le détroit de Belle-Ile, soit une vingtaine de kilomètres entre le Labrador, côté continent, et Belle-Ile, nommée d’après sa consoeur du Morbihan, inutilisable l’hiver à cause des glaces. Du bateau, on en distingue à peine les côtes. Ce sera la même chose avec Terre-Neuve plus tard dans la soirée, une superficie qui occuperait bien un tiers de la France métropolitaine, mais qui joue à cache-cache dans le brouillard. On n’est plus dans l’océan atlantique, on n’est pas encore dans le fleuve, mais dans un entre-deux qui ressemble encore drôlement à la mer. A la timonerie, Nico me file sa clé USB pour que je charge les photos que j’ai prises de lui et de quelques autres marins.
Dimanche 18 juin
Il fait chaud. Le thermomètre indique 16°C. Nico a vu un dauphin, mais pas encore de baleines. On file dans le détroit Jacques-Cartier. On longe l’île d’Anticosti, peuplée à ce qu’il paraît, de chevreuils consanguins. Sous nos pieds, cinq ponts et trois cents mètres d’eau encore salée. C’est presque officiel : les vagues vicieuses sont derrière nous, on a maintenant le droit d’aller jusqu’à la proue du navire sans demander d’autorisation. Avec Anne, je monte l’échelle qui permet d’accéder à un hâvre de paix et de silence, une dizaine de mètres plus haut. Loin, très loin du bruit du moteur, on domine la pointe avant du cargo, invisible de partout ailleurs. Le pied et une toute autre perspéctive sur la bête. On prend des photos. Le brouillard empêche toujours de voir les côtes. De toute façon, on doit être redescendues à 16h pour l’exercice d’évacuation qui se déroule bizarrement juste à la fin du voyage.
On ne peut pas dire que le capitaine joue sur l’effet de surprise. A bord, tout le monde est prévenu. Dans les couloirs, les marins sont prêts, gilet de sauvetage autour du cou. Ils attendent l’alarme générale pour monter au deck 8, là où se trouve le navire de secours. Klaus, lui, est même là avant que l’alarme sonne. L’efficacité germanique. Doy dirige les opérations. On doit monter – ou plutôt descendre - dans un drôle de bateau complètement penché vers l’arrière. C’est casse-gueule et ça ressemble à un gadget dans lequel s’échapperait James Bond après avoir démoli le siège du Spectre. Sauf que pour la scène finale, on est plus de vingt. Autant dire qu’on a dû mal à garder notre sérieux (surtout moi).
Le Saint-Laurent
20h. On s’approche de la station de pilote des Escoumins. L’embouchure du fleuve. On distingue maintenant les côtes. Derrière, un cargo nous rattrape, preuve qu’on retourne à la civilisation. 20h37. Dans la timonerie, via la radio, résonne la voix et l’accent caractéristique du premier Québécois. A l’autre bout du bateau, un marin hisse les drapeaux canadien et québécois. Le drapeau allemand a déjà été hissé à l’arrière. Comme dans l’Escaut à Anvers, un pilote est envoyé des Escoumins pour accompagner le navire dans le Saint-Laurent. Ça n’empêche pas toujours les carambolages. Dans le mess, au mur, un morceau de ferraille qui a dû être rouge, rappelle la collision avec un tanker. C’était il y a moins d’un an, en septembre 2005. Personne n’a été blessé, mais l’Eilbeck, lui, est passé sur la table d’opération. En guise de plâtre, il a quand même fallu cinquante tonnes d’acier !
Ils seront trois pilotes à se relayer jusqu’à Montréal. Deux changements, à Québec et à Trois-Rivières. Le premier, Robert Pouliot, dit « Bob », rentre chez lui à Québec pour une semaine de congés. On réduit la voilure. Un tout petit peu, de 20 à 18 nœuds. Mais dans trois heures, la marée descendante prendra le dessus et jouera contre nous. On devrait être sous le château Frontenac vers 3h30 du matin. Trop tôt au goût des passagers. Jean-Luc a trouvé un surnon au capitaine : Fend-la-bise.
Lundi 19 juin
Préparatifs avant l'arrivée
The end
En huit jours, on aura parcouru précisement 3180,5 milles marins, soit 5890,3 kilomètres. Ça va trop vite. A 12h30, on sera à Montréal. On arrive, on y est. Au loin, se détache la silhouette du parc olympique. Le centre ville, ses gratte-ciels, sont derrière, enveloppés par la brume. L’Eilbek est attendu sur le quai 79. Les grues sont déjà en activité, occupées à décharger un cargo de Rotterdam. 12h55. On est amarré. Le capitaine propose à Anne et moi de rester jusqu’au lendemain matin. Je pourrais dormir à bord ce soir, faire encore durer le plaisir. Mais le bateau s’est arrêté. Et avant même de poser le pied sur le sol canadien, j’ai comme une sensation bizarre. Un vertige, un truc que j’avais oublié de prévoir. Le mal de terre.
Epilogue